La terrasse d’un café du Quartier Européen à Bruxelles bourdonne d’une douzaine de langues – espagnol, néerlandais, finnois – mais lorsque l’économiste polonaise de la table 12 prend la parole, les consultants allemands consultent discrètement leur montre. Plus tard, ils complimenteront son « excellent anglais » tout en confiant le rôle principal du projet à un candidat belge moins qualifié. Cette scène se répète quotidiennement au sein de notre Union, révélant une hiérarchie non dite : certains Européens demeurent plus égaux que d’autres.

La trahison sous les apparences

Ils arrivent avec diplômes et détermination – les codeurs roumains à Dublin, les infirmières bulgares à Berlin, les architectes lettons à Paris. L’accueil semble d’abord chaleureux. « Nous admirons votre éthique de travail », disent les collègues. « Laissez-moi vous aider à naviguer le système », proposent les managers. Mais cette apparente bienveillance cache une clause implicite : Connaissez votre place.

Les données brossent un portrait accablant :

  • Une étude du Conseil de l’Europe (2023) révèle que les candidats aux noms polonais reçoivent 37 % moins de convocations à des entretiens que des profils allemands identiques;
  • Les entreprises françaises paient les Slovaques 28 % de moins que leurs homologues français pour des postes technologiques équivalents (Eurostat, 2024);
  • À la Banque Centrale Européenne, seuls 6 % des directeurs viennent des pays de l’Est, bien que la région forme 22 % des diplômés en économie de l’UE.

« L’intégration ressemble à une course où la ligne d’arrivée recule sans cesse », confie Katarina, avocate hongroise à Amsterdam. « D’abord ils disent « intègre-toi », puis « assimile-toi », enfin « sois moins visible ». »

Les racines de la division

Cette discrimination prospère dans l’écart entre les idéaux européens et la nature humaine. Trois facteurs l’alimentent :

  1. Le mythe des gradients civilisationnels

Les médias occidentaux dépeignent encore l’Est à travers le prisme de la Guerre Froide – comme des pays « émergeant des ténèbres » plutôt que des partenaires à part entière. Quand Der Spiegel décrit des villes polonaises comme « étonnamment modernes », le sous-texte persiste : pour un Européen de l’Est.

  1. L’anxiété économique sous couvert libéral

Des recruteurs néerlandais admettent en enquêtes anonymes craindre que les professionnels de l’Est « travaillent plus pour moins ». Ce qui se reformule en préoccupation culturelle : « Nos clients préfèrent des consultants locaux. »

  1. L’angle mort de l’UE

Si Bruxelles traque méticuleusement les écarts de genre, aucun mécanisme ne compare les salaires entre, par exemple, ingénieurs portugais et lituaniens chez Airbus. L’illusion persiste que tous les citoyens UE bénéficient d’un traitement égal  – une fiction que quiconque de Vilnius à Valence reconnaît.

Vers une égalité véritable

Les solutions exigent des changements structurels :

  1. Réviser la directive anti-discrimination

La loi de 2000 sur l’égalité raciale doit inclure les biais intra-européens. L’expérience française le prouve : depuis l’ajout de « l’origine » aux protections, les plaintes salariales des employés de l’Est ont chuté de 18 % (Ministère du Travail, 2023).

  1. Instaurer une responsabilité transfrontalière

Exiger des multinationales :

  • La transparence sur les taux de promotion par nationalité;
  • Des coupes dans les financements UE en cas de disparités persistantes.
  1. Réécrire le récit

Lancer un programme Erasmus associant cadres occidentaux à des mentors de l’Est. Quand un banquier francfortois apprend la modélisation des dérivés d’un expert varsovien, les stéréotypes s’effondrent plus vite qu’avec n’importe quelle politique.

Le prix de l’inaction

Il ne s’agit pas d’équité, mais de survie. Chaque scientifique croate ignoré, chaque ingénieur tchèque sous-payé représente un gaspillage catastrophique du capital humain européen. Dans une ère de compétition globale, nous ne pouvons nous permettre de cloisonner les talents par des frontières mentales dépassées.

Alors que le soleil décline sur ce café bruxellois, l’économiste polonaise range ses notes. Demain, elle appellera une start-up à Tallinn qui valorisera son diplôme, non son accent. La tragédie n’est pas son départ, mais l’échec de l’Europe à reconnaître ce qu’elle perd.

Sources :

  • Eurostat (2024) Rapport sur les Disparités Salariales Intra-UE
  • Conseil de l’Europe (2023) Discrimination à l’Embauche : Une Expérience de Terrain
  • Ministère français du Travail (2023) Impact des Protections Basées sur l’Origine