Il y a plus d’un siècle, l’esclavage prenait la forme visible d’achats et de marchés. Aujourd’hui, il s’insinue dans nos économies comme une « externalité » rentable : invisible aux vitrines, omniprésent dans les chaînes d’approvisionnement, et profitable pour des acteurs qui se cachent derrière la légalité apparente. Les chiffres, quand on accepte de les regarder, déchirent le déni. Les dernières estimations internationales situent à environ 50 millions le nombre de personnes vivant dans des situations de « modern slavery » en 2021, soit des formes de servitude contemporaines : travail forcé, mariages forcés, exploitation sexuelle, servitude domestique. Parmi elles, plus de 27 millions sont victimes de travail forcé (Organisation internationale du travail).

Cette tragédie humaine est aussi une machine économique : l’Organisation internationale du Travail (OIT) estime que les profits illégaux générés par le travail forcé atteignent environ 236 milliards de dollars par an (des salaires volés, des revenus non déclarés, des taxes non perçues). Ces profits ont augmenté de près de 37 % depuis 2014, portée notamment par l’exploitation sexuelle mais aussi par des formes déguisées de servitude dans l’industrie, l’agriculture, le bâtiment et les services. Comprendre l’ampleur monétaire, c’est comprendre pourquoi l’esclavage moderne persiste : il produit du rendement.

En Europe, le visage de l’esclavage contemporain est moins « exotique » qu’on ne le croit. Les autorités européennes ont enregistré 10 793 victimes de traite identifiées en 2023, soit le chiffre le plus élevé depuis 2008, et les experts soulignent que ce ne sont que les cas identifiés : beaucoup restent invisibles, intégrés aux emplois informels et à l’économie souterraine. Ces données montrent que l’Europe n’est pas seulement « destination » : elle est terrain d’exploitation (Commission européenne).

Pourquoi parler d’« esclavage qui dépasse les époques précédentes » ?

L’expression peut choquer, mais elle vise à souligner trois caractéristiques nouvelles et amplificatrices :

  1. Échelle et rentabilité : l’exploitation moderne est industrialisée et intégrée aux marchés globaux ; les rendements illégaux (centaines de milliards) en font une activité structurée, pas seulement des crimes isolés.
  2. Intégration aux chaînes de valeur numériques et mondialisées : plateformes, sous-traitance transfrontalière, travail informel connecté à des marchés exigeant bas coûts et livraison immédiate. Là où la distance entre consommateur et producteur augmente, la responsabilité disparaît. Cette analyse est appuyée par les constats généraux des rapports internationaux.
  3. Invisibilisation sociale et normalisation : la surconsommation et le marketing « instantané » transforment la demande : prix bas, rapidité, et nouveauté permanente créent une pression structurelle sur les marges, qui est parfois satisfaite par l’exploitation humaine.

Racines profondes : pauvreté, discrimination, marché et impunité

Les rapports convergent : le travail forcé est enraciné dans la pauvreté, l’exclusion (migrants, personnes sans documents d’état civil, minorités), le sexe et le genre (les femmes et les filles sont massivement victimes d’exploitation sexuelle), la faiblesse des protections sociales et l’absence d’accès à la justice. Les conflits, les crises climatiques et les crises économiques renforcent les flux migratoires vulnérables et offrent un réservoir de victimes. Enfin, la rentabilité de la pratique et des réseaux criminels se nourrit d’une impunité partielle : détection difficile, condamnations inégales, chaînes d’approvisionnement opaques (Organisation internationale du travail).

La surconsommation et le « marketing toxique » : une cause culturelle à part entière

La logique commerciale actuelle (nouveautés permanentes, bas prix, disponibilité immédiate) produit une demande systémique pour des coûts de production toujours plus bas. Le marketing amplifie le détachement moral du consommateur : « style » et « prix » effacent l’origine du produit. Ce « consentement collectif » à la commodité est un terreau pour l’exploitation : lorsque le consommateur regarde ailleurs, l’entreprise peut externaliser les coûts humains.

Les dispositifs existants : ce qui fonctionne et ce qui reste insuffisant

Des instruments juridiques et politiques existent, et ils progressent :

  • Normes internationales : conventions ILO et instruments onusiens, base juridique pour lutter contre le travail forcé.
  • Rapports et cartographies : ILO, UNODC, Walk Free publient des données qui rationalisent la détection et l’action.
  • Cadres européens récents : l’Union européenne a renforcé sa législation (réforme de la directive anti-traite, stratégie 2021-2025, et l’introduction d’obligations de diligence pour les entreprises (Directive sur la due diligence des entreprises, CSDDD / Directive 2024/1760, entrée en vigueur et transposition en cours)) pour obliger les acteurs économiques à identifier et prévenir les atteintes aux droits humains dans leurs chaînes d’approvisionnement. Ces outils peuvent changer les incitations économiques si leur mise en œuvre est robuste.

Malgré ces progrès, les rapports récents montrent des lacunes : détection sous-optimale, soutien insuffisant aux victimes (hébergement, accompagnement juridique et social), condamnations trop rares, et limites pratiques pour tracer les responsabilités dans des chaines multi-niveaux.

Ce qu’il faut faire

Sur la base des conclusions des organisations internationales et des politiques publiques en cours, voici des pistes opérationnelles et juridiquement plausibles :

  1. Renforcer la due diligence obligatoire : que la mise en œuvre de la CSDDD soit rapide, vérifiable, accompagnée d’un cadre de sanctions effectives et d’un accès facilité aux recours pour les victimes. (mécanismes déjà prévus par la directive).
  2. Transparence des chaînes d’approvisionnement : publication obligatoire des audits, origine des composants, et accès aux documents pour ONG et autorités. Les données publiques améliorent la détection et la pression sociale.
  3. Coupler contrôles sociaux et aides économiques : prévenir la vulnérabilité (protection sociale, accès à l’état civil, programmes d’insertion). Les études montrent qu’un manque d’identification (actes de naissance, papiers) isole des millions de personnes et les rend invisibles aux protections.
  4. Ciblage des profits criminels : enquêter et confisquer les profits illégaux. Les chiffres de l’OIT (236 milliards) montrent qu’un ciblage financier peut affaiblir les réseaux (Organisation internationale du travail).
  5. Changer la demande : campagnes publiques et réglementation du marketing (transparence sur l’origine, lutte contre le green/ethical-washing), accompagner les consommateurs vers des choix éclairés.
  6. Soutien aux victimes centré sur le genre : services spécifiques pour femmes et filles victimes d’exploitation sexuelle, protection juridique, relogement et réinsertion. Les données signent la spécificité du traumatisme genré (AP News).

Prévisions : tendances à court et moyen terme

Les rapports internationaux (UNODC, ILO) concordent sur une tendance à la hausse du nombre de victimes détectés depuis la pandémie, en partie du fait de meilleures détections mais aussi d’une augmentation réelle liée aux crises économiques et aux conflits. Sans action renforcée (mise en œuvre effective des normes, traçabilité des chaînes), la pression économique et climatique pourra accroître la vulnérabilité, et donc l’exposition au travail forcé. Autrement dit : les probabilités d’augmentation sont élevées si l’on ne modifie pas les incitations économiques, ce qui rend les réformes juridiques et la responsabilisation des entreprises urgentes.

Un diagnostic politique : l’économie de l’indifférence

Ce qui distingue notre époque, c’est moins l’absence de lois que l’écart entre règles et enforcement et entre connaissance et émotion publique. L’« esclavage low-visibility » prospère parce qu’il est rentable, parce qu’il échappe aux regards, et parce que nos marchés récompensent la rapidité et le prix bas au détriment de l’humain. La lutte n’est donc pas seulement policière ou humanitaire : elle est économique et culturelle.

Conclusion : un appel à l’action mesurable

Pour que les mots « dignité » et « marché » cessent d’être en concurrence, il faut réparer les incitations. Cela passe par des lois appliquées (diligence, sanctions), par la transparence, par la protection sociale des plus vulnérables et par une pression citoyenne sur la demande. Les organisations et réseaux comme « Les femmes pour un monde durable » peuvent jouer un rôle pivot : en donnant la parole aux victimes, en exigeant la transparence des entreprises, en soutenant des politiques publiques, en reliant la lutte contre la surconsommation au combat contre l’exploitation.

Sources

  • ILO: Global Estimates of Modern Slavery / Forced labour (Global Estimates, 2022).
  • ILO: Profits and poverty: The economics of forced labour (rapport et communiqué sur 236 milliards $ de profits illégaux, 2024).
  • Walk Free / Global Slavery Index: fiches régionales et estimations.
  • UNODC: Global Report on Trafficking in Persons 2024 (GLOTIP 2024) et documents régionaux.
  • Commission européenne / Eurostat: statistiques 2023 sur la traite des êtres humains (10 793 victimes enregistrées dans l’UE en 2023) et textes européens récents (directive anti-traite, CSDDD).