PROJET « LES FEMMES POUR UN MONDE DURABLE »

Dans le débat économique européen, on évoque volontiers la transition énergétique, la compétitivité industrielle ou la trajectoire budgétaire. Mais un phénomène silencieux s’impose aujourd’hui comme l’une des fractures sociales les plus profondes et paradoxalement l’une des moins visibles : la hausse des charges fixes qui annule le revenu réel des mères isolées.

Logement, garde d’enfants, transport : ces trois postes, longtemps considérés comme des dépenses de base, sont devenus le cœur d’une mécanique économique qui fragilise durablement un pan entier de la population active.

En Europe, environ 12 à 14 % des ménages avec enfants sont des familles monoparentales, et la très grande majorité d’entre elles sont dirigées par des femmes (European Commission). Les études européennes convergent : ces familles sont parmi les plus exposées à la pauvreté, avec un risque souvent proche du double de celui des couples avec enfants.

Le paradoxe est là : elles travaillent davantage, mais gagnent moins en réel.

1. Une inflation invisible : celle des dépenses incompressibles

La question n’est pas seulement celle du revenu, mais du reste à vivre.

  • Dans de nombreuses grandes villes européennes, le logement absorbe entre 40 et 60 % du budget des familles monoparentales modestes (MMM).
  • Les coûts de garde ont augmenté plus vite que les salaires dans plusieurs pays de l’OCDE ; aux États-Unis, par exemple, les dépenses de garde ont progressé d’environ 29 % entre 2020 et 2024, et le coût annuel pour deux jeunes enfants peut dépasser 25 000 dollars (Center for American Progress).

À cela s’ajoutent les transports, en particulier pour les emplois situés en périphérie ou avec horaires atypiques.

L’équation devient alors simple : chaque heure travaillée peut rapporter très peu, voire presque rien, une fois déduites les charges fixes.

C’est ce que les économistes décrivent comme un piège à l’activité par surcharge structurelle.

Ce n’est pas un détail micro-social : c’est une question macroéconomique, car elle touche la participation au marché du travail, la productivité, la natalité et, à terme, la soutenabilité des systèmes sociaux.

2. Un phénomène européen… aux répercussions globales

Les mêmes tendances se retrouvent dans d’autres régions :

  • Dans l’OCDE, les enfants vivant dans des familles monoparentales ont un risque de pauvreté nettement supérieur à la moyenne des enfants.
  • Des analyses globales estiment que près de 8 % des ménages mondiaux sont des foyers de parents isolés, et qu’environ 84 % de ces ménages sont dirigés par des mères (MMM).

Partout, la même mécanique opère : les charges augmentent plus vite que les revenus, et l’offre de services (logement abordable, garde, mobilité) ne suit pas.

3. Quand les pères s’en vont : l’économie de l’abandon

Cette fracture n’est pas seulement financière, elle est aussi relationnelle.

Dans la plupart des pays, la très grande majorité des parents isolés sont des mères, ce qui signifie concrètement que beaucoup d’hommes quittent le foyer, la mère et les enfants, puis recomposent parfois une nouvelle famille ailleurs.

Les données disponibles sont claires sur deux points :

  1. Les enfants paient le prix de l’absence paternelle :
    • Les méta-analyses montrent que l’absence de père est associée à une hausse du stress ressenti, à davantage de troubles anxieux et à des performances scolaires plus faibles en moyenne.
  2. Les mères supportent une double charge : économique et psychique :
    • Des études sur les ruptures de couple pendant la grossesse et le post-partum montrent un lien net entre séparation, manque de soutien du partenaire et augmentation de la détresse psychologique, des symptômes dépressifs et de la fatigue chronique.

Autrement dit, l’abandon n’est pas qu’un manquement moral : il produit un choc sanitaire et économique, à la fois pour la mère et pour l’enfant, qui peut durer des années.

  • Quand un parent abandonne et refait sa vie : pas même une pension ne compense

Lorsqu’un parent quitte le foyer, construit une nouvelle vie ailleurs et laisse l’autre assumer seul la charge des enfants, les conséquences sont bien plus lourdes que la seule question financière. La recherche est unanime : même lorsque la pension alimentaire est versée, l’impact de cet abandon reste massif. Selon le London School of Economics, dès qu’un père quitte définitivement le foyer, même s’il reste “présent” sur le papier , les enfants ne bénéficient d’aucun avantage comparable à ceux qui grandissent avec deux parents dans la continuité ; et si un nouveau partenaire entre dans la vie de la mère, « les enfants ne vont pas mieux que ceux dont le père n’a jamais été là ». Des méta-analyses montrent que la recomposition familiale impose aux enfants un niveau d’instabilité supérieur, associé à davantage de stress, d’anxiété et de difficultés scolaires.

Pour le parent qui reste (très majoritairement la mère) les conséquences sont encore plus sévères : charge mentale permanente, solitude décisionnelle, épuisement logistique, pression économique et responsabilité exclusive dans chaque urgence. Les études montrent que ce type d’abandon augmente significativement les risques de détresse psychologique, de fatigue chronique et de surcharge administrative. En réalité, le parent qui part n’emporte que sa liberté personnelle ; celui qui reste hérite de toutes les factures : financières, émotionnelles, éducatives, médicales, sociales.

La vérité est brutale mais incontournable : refaire sa vie ailleurs ne neutralise pas l’impact d’un abandon. Même en payant une pension, un parent qui s’en va transfère à l’autre 90 % du poids de l’existence, mais 0 % de sa tranquillité.

5. Ce que dit (ou ne dit pas) la jurisprudence aujourd’hui

Sur le papier, dans pratiquement tous les États européens, le parent non-gardien a une obligation légale de contribuer financièrement à l’entretien de l’enfant.

En pratique, plusieurs constats posent problème :

  • Une étude comparative sur 21 pays européens montre que la proportion de mères seules recevant effectivement une pension varie de 16 % à 75 % selon les pays, avec une moyenne située autour d’un tiers (Cambridge University Press & Assessment).
  • En France, des travaux récents soulignent que seule une minorité de mères isolées déclarent percevoir une pension alimentaire, ce qui limite fortement l’effet protecteur du droit existant (sciencespo.fr).
  • Au Royaume-Uni, des rapports de la société civile documentent des centaines de millions de livres de pensions impayées, malgré l’existence d’un service public de recouvrement (gingerbread.org.uk).

La question que vous posez “est-ce que cet aspect doit être pris en compte par la jurisprudence ?”  ouvre en réalité trois chantiers :

  1. Reconnaître le préjudice invisible

Les juges intègrent déjà parfois la notion de “préjudice moral” ou de “préjudice d’anxiété”, mais le stress chronique lié à l’abandon et à la solitude parentale reste peu quantifié et rarement valorisé de façon systématique. Les recherches sur les effets de l’absence paternelle et des ruptures pendant la grossesse fournissent pourtant une base scientifique pour reconnaître ce préjudice plus clairement.

  1. Passer de l’obligation théorique à l’effectivité

D’un point de vue strictement économique et juridique, plusieurs leviers sont connus :

  1. généraliser le prélèvement automatique à la source (salaire, impôt) pour les pensions alimentaires ;
  2. permettre à un organisme public de se substituer temporairement au parent défaillant, puis de se retourner contre lui pour le recouvrement ;
  3. renforcer les sanctions en cas d’impayés répétés (suspension de certains avantages fiscaux, inscriptions dans des registres spécifiques, etc.), dans le respect des droits fondamentaux.
  4. Aligner la jurisprudence avec la réalité éthique

Le droit ne peut pas “obliger à aimer”, mais il peut envoyer un signal clair :

  1. qu’abandonner totalement la prise en charge financière et pratique d’un enfant n’est pas neutre ;
  2. que la société reconnaît, au-delà des mots, le coût psychique et matériel supporté par le parent qui reste, majoritairement la mère.

Intégrer davantage ces éléments dans les décisions de justice (montant et durée de la pension, indemnisation de certains préjudices, prise en compte du comportement du parent défaillant dans d’autres litiges) ne serait pas un geste idéologique, mais une mise à jour du droit à la lumière des connaissances scientifiques et des réalités économiques.

6. Un enjeu économique, pas un débat moral

Il ne s’agit ni de stigmatiser les familles recomposées, ni de sacraliser un modèle familial unique, mais de mesurer le coût économique d’un abandon répété rendu presque “banal”.

Le coût macroéconomique est documenté :

  • moindre participation au marché du travail des mères ;
  • sous-utilisation de compétences féminines qualifiées ;
  • aggravation de la pauvreté infantile et de l’exclusion à long terme ;
  • dépendance accrue aux transferts publics, alors même que les budgets sociaux sont sous tension.

Ce n’est donc pas seulement un problème moral ou privé.

C’est un problème de productivité, de stabilité sociale et de soutenabilité budgétaire.

7. Les solutions : pragmatiques, mesurables, non idéologiques

Il n’y a pas de réforme miracle, mais des leviers concrets, déjà testés dans plusieurs pays.

a) Logement : sécuriser les trajectoires des familles monoparentales

  • Réserver une part des logements sociaux ou abordables aux familles monoparentales actives ou en reprise d’emploi ;
  • mettre en place des mécanismes de “relogement accompagné” en cas de dettes anciennes, avec plans d’apurement réalistes, plutôt que des blocages administratifs durables.

b) Garde d’enfants : passer de la subvention au “service réel”

  • Développer des crèches et services de garde adaptés aux horaires de l’économie réelle (tôt le matin, tard le soir, week-end) ;
  • mutualiser des solutions de garde au niveau des quartiers ou des zones d’emploi (plateformes locales, coopératives).

c) Mobilité : traiter le trajet comme un coût de production

  • Intégrer le coût total du trajet dans les politiques de l’emploi (aides ciblées au transport, abonnements pris en charge, navettes d’entreprise) ;
  • s’assurer que les emplois “essentiels” hors centre-ville restent accessibles aux parents sans voiture.

d) Droit familial et pensions : l’effectivité avant tout

  • simplifier les procédures de fixation et de révision des pensions ;
  • automatiser au maximum le recouvrement pour éviter aux mères de devoir “poursuivre” constamment le parent défaillant ;
  • mieux articuler les dispositifs de pension avec les aides sociales, pour que chaque euro versé par le parent profite réellement à l’enfant.

8. Et l’ESG dans tout cela ?

La politique ESG, souvent réduite au climat, dispose en réalité d’un levier puissant sur cet enjeu.

Dans le pilier S (Social), les entreprises peuvent :

  • proposer des dispositifs de garde ou des partenariats avec des structures locales ;
  • offrir une flexibilité maîtrisée pour les parents isolés (télétravail partiel, horaires aménagés) ;
  • intégrer des indicateurs sur la conciliation vie familiale / vie professionnelle dans leurs rapports ESG ;
  • conditionner une partie des politiques de rémunération variable à la réduction des écarts de carrière liés à la parentalité.

Pour les investisseurs, cela n’est pas un geste caritatif : les entreprises qui retiennent et soutiennent les talents féminins parents isolés gagnent en stabilité, en réputation et en productivité.

L’ESG ne remplace pas la politique publique ni la justice familiale.

Mais il peut accélérer les bonnes pratiques, rendre visibles les efforts et pousser les grandes organisations à reconnaître enfin que le coût de l’abandon ne doit pas être supporté par les mères seules.

9. Un test de maturité économique pour l’Europe

La situation des mères isolées n’est pas une “question de société” parmi d’autres.
C’est un test de maturité économique.

Elle révèle ce que les indicateurs macroéconomiques ne montrent pas : la capacité réelle d’un système à permettre à chacun et chacune de vivre dignement de son travail, sans être écrasé par des charges fixes qu’il ne contrôle pas.

La question qui se pose aujourd’hui à l’Europe et au-delà est simple :

Peut-on encore parler d’économie “durable” si celles qui maintiennent leur famille à flot sont précisément celles pour qui le travail rapporte le moins, financièrement comme psychologiquement ?

C’est là que devrait commencer le débat.

Sources

  • Eurostat, People at risk of poverty or social exclusion in 2024 (news release, 2025).
  • Eurostat, Children at risk of poverty or social exclusion (tableaux en ligne).
  • UNICEF, The State of Children in the European Union, 2024.
  • OECD, Society at a Glance 2024 et base Family Database / SF1.2 Children in families.
  • Make Mothers Matter, Single Mothers within the European Union (2022) et Mothers’ Poverty in the EU (2025).
  • Nieuwenhuis, R. (2021), Directions of thought for single parents in the EU, Community, Work & Family, tandfonline.com
  • Hakovirta, M. (2022), Lone mothers and child support receipt in 21 European countries, Journal of International and Comparative Social Policy, Cambridge University Press & Assessment
  • European Parliament, Child maintenance systems in EU Member States (2014 study).
  • Sciences Po, Child Support: why isn’t it more common and significant in France?, Cogito, 2023.
  • Chavda, K. (2023), Single Parenting: Impact on Child’s Development, Journal of Health Management, journals.sagepub.com
  • Guo, S. (2020), Meta-Analysis of Direct and Indirect Effects of Father Absence, Frontiers in Psychology, pmc.ncbi.nlm.nih.gov
  • Negussie, A. (2023), Pregnant women’s lived experiences of partner relationship breakup, BMC Pregnancy and Childbirth, pmc.ncbi.nlm.nih.gov
  • Sobol, M. (2023), Couples’ time perspective and pregnant women’s mental health, Journal of Psychiatric Research, sciencedirect.com
  • Center for American Progress, Child Care Expenses Push an Estimated 134,000 Families into Poverty Each Year, 2024.
  • The Century Foundation, Child Care Funding Cliff at One Year: Rising Prices, Fewer Options, 2024.