Dans les cercles feutrés de la finance comme dans le tumulte des marchés, une question persiste, sobre et essentielle : faut-il être fondamentalement optimiste pour investir ? Ou bien cet optimisme n’est-il qu’un doux mirage, un voile rassurant dissimulant les abîmes de l’incertitude ?

Investir suppose un acte de foi. Il s’agit, au fond, d’un pari sur l’avenir – sur la croissance, l’innovation, la continuité des cycles économiques. Ce simple geste, confier son capital à la durée, relève déjà d’une forme de confiance. Mais toute la finesse de l’affaire réside ailleurs : entre l’espérance lucide et l’aveuglement candide, la frontière est mince.

L’optimisme comme moteur discret des marchés

John Maynard Keynes, l’un des penseurs les plus subtils du XXe siècle, évoquait ces fameuses « animal spirits » – ces élans irrationnels qui animent l’économiste autant que l’homme de la rue. L’investisseur ne calcule pas seulement : il ressent, il pressent, il espère. Sans cette inclination à croire que demain peut surpasser aujourd’hui, les marchés ne seraient qu’un jeu de hasard gelé.

Cette idée trouve écho dans une théorie plus récente, élaborée par le professeur Andrew Lo du MIT : l’hypothèse des marchés adaptatifs. Contrairement à la vision stricte des marchés efficients, Lo postule que les comportements financiers évoluent, s’adaptent, se réforment selon l’environnement. L’investisseur n’est pas un automate rationnel, mais un animal stratégique, pétri d’expérience et d’intuition (Lo, The Journal of Portfolio Management, 2004).

La tentation de l’exubérance

Mais l’optimisme, laissé sans bride, peut tourner à l’excès. En 1996, Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale américaine, dénonçait déjà l’« exubérance irrationnelle » de certains marchés. Le krach technologique des années 2000 lui donna raison.

Daniel Kahneman et Amos Tversky, prix Nobel d’économie, démontrèrent dans leur Théorie des perspectives que les individus ont tendance à surestimer les pertes et à sous-estimer les gains. Résultat : l’optimiste mal préparé devient vite un pessimiste paniqué.

Optimisme discipliné : la clé de la persistance

C’est donc une forme d’optimisme bien particulière qu’il faut cultiver : un optimisme discipliné, éclairé, presque stoïcien. Celui qui sait que les crises font partie du cycle, que les marchés se replient avant de renaître. Un optimisme sans naïveté.

Le rapport Modern Wealth Survey 2024 du groupe Charles Schwab illustre bien cette ambivalence. Tandis que la majorité des investisseurs interrogés affirment croire en la réalisation de leurs objectifs à long terme, une proportion tout aussi significative avoue se sentir dépassée au quotidien (Charles Schwab, 2024).

Ce paradoxe révèle une vérité profonde : les meilleurs investisseurs ne sont pas ceux qui croient aveuglément, mais ceux qui savent concilier l’espoir avec la lucidité. Comme le rappelle Robert Shiller dans Narrative Economics, les marchés ne réagissent pas seulement aux chiffres, mais aux récits – à la narration collective du progrès.

Conclusion : croire sans cesser de penser

Investir revient à inscrire sa confiance dans le temps long. Cela exige du courage, de la mémoire, et une forme rare de clairvoyance. Car si le pessimisme brille souvent par son intelligence apparente, seul un optimisme maîtrisé permet d’agir.

Depuis quatre siècles, les marchés ont traversé guerres, pandémies, effondrements et renaissances. Et chaque fois, ce sont ceux qui ont su garder la tête froide et l’esprit clair, qui ont permis au capital de refleurir.

L’optimisme n’est donc pas une posture de confort. C’est une discipline. Et c’est peut-être, plus encore qu’un moteur économique, un acte de civilisation.

Références

  1. Keynes, John Maynard. The General Theory of Employment, Interest and Money. 1936.
  2. Lo, Andrew W. « The Adaptive Markets Hypothesis ». The Journal of Portfolio Management, 2004. JSTOR
  3. Kahneman, Daniel & Tversky, Amos. « Prospect Theory: An Analysis of Decision under Risk ». Econometrica, 1979.
  4. Greenspan, Alan. Discours « The Challenge of Central Banking in a Democratic Society », American Enterprise Institute, 1996.
  5. Charles Schwab. Modern Wealth Survey 2024. aboutschwab.com
  6. Shiller, Robert. Narrative Economics: How Stories Go Viral and Drive Major Economic Events. Princeton University Press, 2019.