L’économie européenne traverse une zone de turbulence : croissance en berne, inflation résiduelle, marchés sous tension, et fragilités industrielles persistantes. Au cœur de cette fragilité silencieuse, un phénomène s’impose : la concentration du pouvoir financier mondial entre quelques mains. Derrière les indices, les produits « passifs » et la finance dite responsable, c’est tout un modèle d’équilibre économique et démocratique qui vacille. En parler aujourd’hui n’est pas un luxe intellectuel, c’est une nécessité politique et civilisationnelle.
I. Une Europe qui doute, une finance qui se concentre
L’Union européenne aborde l’automne 2025 dans un climat d’incertitude. La croissance reste proche de zéro dans plusieurs pays de la zone euro ; les politiques budgétaires, corsetées par la réforme du Pacte de stabilité, laissent peu de marge pour stimuler l’investissement public. Pendant ce temps, les marchés, dopés par les taux encore élevés et la recherche de rendement, se financiarisent toujours davantage. Dans ce contexte, les ETF continuent d’attirer des volumes record : plus de 17 000 milliards de dollars d’encours mondiaux selon ETFGI. Mais derrière cette croissance se cache une réalité plus inquiétante : la concentration extrême de la gestion d’actifs entre quelques grands groupes, dont la taille dépasse désormais celle du PIB de nombreux États membres.
II. L’indice comme miroir du déséquilibre mondial
Les crises économiques récentes ont révélé une dépendance accrue aux indices globaux. Cinq fournisseurs (MSCI, S&P Dow Jones, FTSE Russell, Bloomberg et CRSP) contrôlent plus de 95 % du marché mondial des indices. Leur influence dépasse le simple domaine financier : en définissant ce qu’est un « marché émergent », une « entreprise durable » ou un « secteur stratégique », ils participent à la cartographie du monde économique. Ce pouvoir reste discret, mais il structure la réalité : ce qui n’est pas inclus dans un indice tend à disparaître des radars des investisseurs.
III. L’effet domino : quand la concentration financière menace la stabilité
Dans un environnement de taux élevés et de ralentissement industriel, l’équilibre du système repose sur la confiance. Mais cette confiance devient fragile lorsque la majorité des flux d’épargne dépend d’un petit nombre d’acteurs. Les rapports du Financial Stability Board et de la Banque des règlements internationaux alertent : une décision de désinvestissement, une suspension de produits ou une défaillance technique chez un acteur majeur pourrait provoquer des ondes de choc systémiques. Le risque n’est plus seulement celui d’une faillite, mais d’un déséquilibre de gouvernance mondiale.
IV. L’Europe : entre dépendance et régulation
L’Union européenne a fait le choix de la transparence normative comme pilier de sa résilience. Ses textes (la CSRD, la Taxonomie verte, la SFDR, les normes ESRS) cherchent à rééquilibrer les forces en imposant la clarté sur les données et la durabilité. Mais ces instruments peinent à s’imposer face à des structures mondiales intégrées. La régulation devient une forme de souveraineté économique : c’est par la règle que le continent défend encore sa capacité à exister dans le concert mondial.
V. L’ESG : entre ambition et captation
L’essor de l’investissement durable aurait pu être la réponse européenne à cette domination. Mais il a été, lui aussi, partiellement absorbé. Selon le rapport 2024 de l’ESMA, près de 40 % des fonds se disant « durables » présentent des incohérences entre discours et réalité. Cette dérive ne traduit pas une manipulation, mais un glissement culturel : le durable est devenu un produit, non plus un principe.
VI. Pourquoi en parler aujourd’hui, plus que jamais
La crise actuelle n’est pas seulement budgétaire ou monétaire : elle est structurelle. L’Europe redécouvre, dans ses fragilités industrielles et énergétiques, les conséquences de sa dépendance aux standards définis ailleurs. Cette dépendance n’est plus seulement matérielle : elle est financière, algorithmique et symbolique. Les ETF, en apparence neutres, illustrent ce déplacement silencieux du pouvoir. Ils ne sont pas coupables, mais révélateurs d’un monde où la décision économique se concentre loin des citoyens.
VII. Retrouver la mesure : le projet européen comme boussole
Rétablir la pluralité ne signifie pas freiner le progrès, mais lui donner une forme humaine. Créer des indices européens ouverts, favoriser des agences de notation ESG indépendantes, imposer la transparence des votes d’actionnaires, autant d’initiatives concrètes qui redonneraient souffle à la concurrence loyale. L’Europe doit retrouver ce qui fit sa force : le lien entre droit, économie et responsabilité.
Les chiffres clés
• 17 000 Mds $ : encours mondial des ETF (ETFGI, 2025)
• 70 % : part des trois premiers gestionnaires dans le marché mondial des ETF
• 95 % : part des cinq grands fournisseurs d’indices
• 40 % : part de fonds ESG présentant des incohérences (ESMA, 2024)
• 0,4 % : croissance prévue de la zone euro pour 2025 (Commission européenne)
Sources :
1. ETFGI, European ETF Industry Report, février 2025
2. Lipper Alpha / Refinitiv, Concentration of AUM in the ETF Industry, août 2025
3. ESMA, Final Report on Greenwashing, juin 2024
4. OCDE, Common Ownership and Competition, 2023
5. Financial Stability Board & BIS, Asset Management and Financial Stability, 2024
6. Commission européenne, CSRD, Taxonomie verte, SFDR, ESRS, 2025
7. Commission européenne, Prévisions économiques d’automne 2025
8. Reuters, EU watchdog warns of resource limits to tackle greenwashing, juin 2024