Sous les discours feutrés de la finance durable et les chiffres de la croissance mondiale, une fibre discrète résiste, silencieuse : le polyester. Derrière ce mot familier se cache une réalité industrielle tentaculaire. Textile synthétique fabriqué à partir de dérivés du pétrole, le polyester tisse un lien opaque entre la mode bon marché, les grands groupes pétrochimiques, et les enjeux climatiques les plus brûlants.
Or, ce lien pourrait bientôt se rompre.
Du baril au vêtement : un fil ténu mais stratégique
À première vue, rien de plus banal qu’un polo en polyester. Et pourtant, il résume à lui seul un pan entier de l’économie fossile mondialisée. Le polyester (polyéthylène téréphtalate ou PET) est produit à partir d’acide téréphtalique purifié (PTA) et de monoéthylène glycol (MEG), deux sous-produits du raffinage pétrolier. En 2023, cette industrie a généré 118,5 milliards de dollars, absorbant à elle seule 1,5 % de la demande mondiale de pétrole.
La mode rapide (« fast fashion »), les textiles industriels, les moquettes, l’automobile : tous s’en servent. Pourtant, avec une industrie textile responsable de jusqu’à 10 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales (source : PNUE), cette dépendance à l’or noir devient intenable.
Croissance à double tranchant
Paradoxe : alors même que la pression ESG s’intensifie, le polyester poursuit sa croissance. Selon Grand View Research, le marché mondial pourrait dépasser 157 milliards de dollars d’ici 2030, porté par une croissance annuelle de 7 %.
L’Asie est au cœur de cette dynamique : la Chine concentre à elle seule plus de 70 % de la production mondiale, suivie de près par l’Inde, la Thaïlande et l’Indonésie. Ces pays misent sur une intégration verticale – de la pétrochimie à la fibre – pour asseoir leur autonomie stratégique. Mais à mesure que les normes ESG deviennent contraignantes, cette stratégie pourrait vite se heurter à un mur réglementaire.
Quand l’ESG devient loi
Dans les cénacles de Bruxelles comme à Washington, l’heure n’est plus à la sensibilisation, mais à la régulation. L’Europe s’apprête à adopter le règlement « Ecoconception pour des produits durables », qui imposera des quotas de matière recyclée dans les textiles. La taxe carbone aux frontières (CBAM), déjà testée dans la sidérurgie, pourrait bientôt s’appliquer aux importations textiles à forte intensité carbone.
En parallèle, des mécanismes de responsabilité élargie des producteurs (REP) fleurissent un peu partout. En France, les marques doivent déjà contribuer au financement de la collecte et du recyclage textile. Pour les acteurs dépendants du polyester vierge, cela représente un double risque : financier et réputationnel.
L’essor (limité) du polyester recyclé
Face à cette vague réglementaire, certains préparent l’après. En Suède, la startup Syre, soutenue par H&M, Target et le fonds Vargas, ambitionne de recycler 3 millions de tonnes de polyester textile par an d’ici 2032 – soit environ 15 % du marché mondial. L’allemande Reju, quant à elle, mise sur des procédés chimiques à haute température pour décomposer les fibres mélangées, tandis que les Américains Unifi et Aquafil recyclent les bouteilles en plastique en fil éco-responsable.
Résultat : le polyester recyclé (rPET) connaît une croissance explosive. Il pourrait atteindre 26 milliards de dollars d’ici 2030, avec un taux de croissance supérieur à 9 % par an. Pourtant, ses limites restent criantes : procédés énergivores, coûts élevés, pénurie de matières premières recyclables (les bouteilles rPET étant aussi convoitées par l’agroalimentaire).
En clair, l’économie circulaire textile est prometteuse… mais encore loin d’être suffisante.
Une bascule stratégique pour les investisseurs
Pour les investisseurs, le polyester devient un test grandeur nature de transition ESG. Les géants pétrochimiques d’Asie ou du Golfe risquent de voir leurs marges laminées par la fiscalité carbone, les quotas imposés, ou les boycotts d’acheteurs occidentaux.
À l’inverse, les startups du recyclage pourraient bénéficier d’un afflux de capitaux non pas pour leurs performances techniques, mais parce qu’elles cochent les cases ESG exigées par les fonds d’investissement responsables. Le secteur attire déjà l’attention de BlackRock et du fonds souverain norvégien, deux poids lourds qui considèrent désormais la traçabilité textile comme un enjeu stratégique.
2035 : scénario plausible
Dans dix ans, il est probable que le polyester vierge ait perdu son hégémonie. Non qu’il disparaisse – il restera utile dans de nombreux usages – mais son prix intégrera les coûts externes liés au carbone, à l’eau et aux déchets. Le polyester recyclé, dopé par les politiques publiques et les choix des marques, pourrait devenir la norme sur les marchés matures.
Quant aux majors pétrolières, elles devront réinventer leur branche pétrochimie ou l’assumer comme un héritage carboné de plus en plus difficile à défendre.
Car ce qui se joue ici dépasse largement le vêtement. C’est un basculement industriel mondial, une redéfinition des chaînes de valeur entre matières premières, finance, industrie et opinion publique. Et dans ce nouvel équilibre, le polyester pourrait bien en être l’épicentre discret mais décisif.
Sources :
- Vogue Business (2025) – Article: « Is textile-to-textile polyester recycling ready to scale? »
- Reuters (June 2025) – Headline: « Swedish recycler Syre partners with H&M, Target »
- Wired (2025) – Report: Polyester and Recycled Polyester Market Outlook 2024–2030
- Cognitive Market Research (2025 update) – Report: Polyester Market Trends and Forecast to 2033
- ISS ESG (2024) – Report: “Under Pressure: The Textile Industry’s Challenges”
- European Commission – Regulation: Ecodesign for Sustainable Products Regulation (ESPR)
- CBAM – Carbon Border Adjustment Mechanism