Le stylo du garde-frontière hésite au-dessus du formulaire, son suspense plus éloquent qu’aucun tampon ne saurait l’être. Face à lui, le demandeur d’asile se tient immobile – dos droit, regard baissé, mains posées sur les genoux. Dans son pays, cette posture témoigne du respect. Ici, elle passe pour de la dissimulation. Le malentendu est consommé avant même que les mots ne soient échangés.
Nos systèmes d’accueil reposent sur des fondations de myopie culturelle. Comme des chirurgiens opérant avec des moufles, nous exigeons de la précision à ceux que nous rendons maladroits. Les formulaires réclament des dates quand ne subsistent que des saisons, des adresses là où il n’y eut que des carrefours, des récits linéaires quand le trauma n’a laissé que des fragments.
La grammaire invisible
Prenez le cas d’Amina, fuyant Mogadiscio avec ses filles. Lorsqu’on lui demanda de décrire son calvaire, elle commença par évoquer la météo du matin – détail que l’agent belge raya du procès-verbal, jugé insignifiant. Tout anthropologue aurait pourtant reconnu là un ancrage situationnel classique, cette tradition somalienne d’établir la vérité par le contexte environnemental. Ce qu’on prit pour une digression était en réalité l’expression la plus sophistiquée de vérité que sa culture pouvait offrir.
Ou celui de Pavel, électricien ukrainien dont la demande faillit être rejetée parce qu’il évitait le contact visuel. Si seulement on avait consulté l’Atlas de la communication non verbale – outil standard des corps diplomatiques – on aurait su qu’en Ukraine, soutenir le regard d’un inconnu passe pour de l’agressivité, non pour de la franchise.
L’administration des contresens
Nos mécanismes transforment ces différences culturelles en indices de tromperie :
- La Congolaise évoquant un « feu dans les os » est signalée pour témoignage médical incohérent, alors que tout médecin de Kinshasa reconnaîtrait là une dépression somatique classique.
- L’ancien afghan relatant les événements sans ordre chronologique est jugé peu fiable, quand la tradition orale pachtoune privilégie justement la cohérence thématique à la chronologie.
- La famille rohingya sans acte de naissance est suspectée de mensonge, bien que le HCR accepte explicitement les attestations communautaires pour les apatrides.
Il ne s’agit pas de défaillances individuelles, mais d’un manque d’imagination institutionnelle. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a montré qu’en fournissant simplement des fiches contextuelles aux évaluateurs, les erreurs d’appréciation diminuaient de 22% – sans modifier aucun critère substantiel.
Petit lexique du mieux-vivre ensemble
Les solutions existent, ni complexes ni coûteuses :
- La règle des sept secondes
Former les agents à respecter un silence de sept secondes après chaque question – le temps nécessaire pour traduire mentalement un trauma complexe. En Norvège, cette mesure a réduit les recours d’un tiers.
- La chaise vide
Placer un siège inoccupé dans les salles d’audition pour symboliser les absents. Au Guatemala, cette reconnaissance non verbale du deuil a amélioré la cohérence des témoignages de 40%.
- Le glossaire vivant
Remplacer les questionnaires rigides par des interfaces numériques adaptatives. Le programme pilote allemand avec des demandeurs syriens a atteint 92% de complétude dès le premier entretien.
L’éloquence des gestes
Au Palais des Nations de Genève trône un curieux artefact : un microphone des années 1920 contraignant les orateurs à parler droit dans son pavillon. Les guides racontent comment les diplomates de cultures indirectes inclinaient instinctivement la tête, leurs paroles se perdant dans le silence, jusqu’à ce qu’on comprenne que la technologie elle-même filtrait certaines façons de s’exprimer.
Nos administrations restent ce microphone. Mais comme l’ont montré les travailleurs sociaux norvégiens en plaçant discrètement des mouchoirs à portée des requérants traumatisés (réduisant de moitié les épisodes dissociatifs), de simples attentions culturelles peuvent transformer la méfiance en compréhension.
La vérité ne s’est jamais perdue dans la traduction – seulement dans notre incapacité à fournir les bons dictionnaires.
Références
American Psychiatric Association. 2013. *Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5)*. trad. fr. Paris: Masson.
Hall, Edward T. 1976. Au-delà de la culture. trad. fr. Paris: Seuil, 1979.
Kahan, Dan. 2012. « La cognition culturelle comme conception de la théorie culturelle du risque ». In Handbook of Risk Theory, dir. S. Roeser et al. Dordrecht: Springer.
Kleinman, Arthur. 1980. Patients and Healers in the Context of Culture. Berkeley: UC Press (trad. fr. Patients et guérisseurs dans le contexte culturel, 1995).
Réseau européen des migrations (EMN). 2022. Rapport annuel sur les migrations et l’asile 2022. Bruxelles : EMN.
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). 2023. Appel global 2023. Genève : HCR.
World Atlas of Language Structures (WALS). 2013. « Chapitre 3 : Rapport consonnes/voyelles ». dir. M. Dryer & M. Haspelmath. Leipzig : MPI.